Les chapiteaux de la crypte romane de l’abbatiale de Marmoutier

Par Clémentine Bourdin, Elisabeth Lorans et Amaëlle Marzais

Contexte de découverte

La crypte renvoie à une structure architecturale, généralement voûtée, éclairée par des baies et placée sous le chevet d’une église ou au contact de celui-ci. Cet espace peut recevoir des reliques et servir à la pratique de la liturgie (Gillon, Sapin 2019 : 2).

La crypte de Marmoutier, située sous le chevet de l’église abbatiale, est construite au début du XI e siècle mais aucune source écrite ne mentionne cette partie de l’édifice, ni le récit de consécration de l’église abbatiale par le pape Urbain II en 1096, ni le coutumier de Marmoutier rédigé principalement au XIIe siècle : nous ignorons donc quelles reliques ont été déposées dans l’autel de la crypte et à quel saint elle était dédiée. L’édifice a connu plusieurs phases de construction et d’aménagement. À partir du XIIIe siècle, l’abbatiale romane est progressivement remplacée par un édifice gothique qui subsiste jusqu’à la Révolution. La crypte est condamnée lors de la construction des fondations du chevet gothique et n’apparaît donc pas dans les sources écrites ultérieures. Charles Lelong la redécouvre lorsqu’il entreprend les fouilles de la partie orientale de l’abbatiale romane en 1976. En 2005, le Laboratoire Archéologie et Territoires reprend la fouille du site sous la direction d’Élisabeth Lorans.

La crypte est édifiée en moyen appareil dont la mise en œuvre est assez disparate (Lorans, Cressein 2014 : 24). Le plan, composé de trois vaisseaux séparés par des supports variés et débouchant sur une abside, correspond à celui des cryptes-halles adopté aux XIe et XIIe siècles et permet une circulation processionnelle (Sapin 2019 : 19). On accédait à la crypte par deux petits escaliers coudés situé à l’ouest, remplacés par deux escaliers monumentaux latéraux. L’originalité de cette crypte réside dans le choix des supports et du décor sculpté par leur variété et leur complexité (Lelong 1989 : 128). Le décor sculpté des chapiteaux regroupe des thèmes connus (damiers, torsades, billettes, entrelacs, oves …) mais deux chapiteaux cubiques aux angles arrondis se distinguent du reste de la production : le chapiteau végétalisé et celui de la chasse au cerf.

La technique de la sculpture : l'exemple du chapiteau végétalisé

Le chapiteau sculpté de végétaux fleuris couronne une colonne au fût monolithe, joint par un mortier de tuileau de 2 cm d’épaisseur. Deux faces de la corbeille cubique sont sculptées en semi-méplat profond de 2 cm. Un tailloir surmonte l’ensemble dépourvu d’astragale. Encastrées dans un angle rentrant, seules les faces sud et ouest sont visibles. Ce support reçoit les voûtes d’arêtes du vaisseau nord de la salle occidentale. Bien que le tailloir paraisse inachevé, il reste un élément très intéressant d’un point de vue technique pour comprendre l’avancée du décor sculpté. Le tailloir présente un motif d’entrelacs à quatre brins tressés encore à l’état d’ébauche sur chacune des deux faces. D’après les traces d’outils de pointe et de ciseau, le sculpteur a commencé son travail depuis l’angle du tailloir vers l’extérieur. Il a commencé par épanneler et inciser la pierre pour marquer ses repères avant de créer le relief du motif. La face ouest est marquée de poinçons disposés en quinconce. Sur la partie sud, il a incisé deux lignes horizontales qui ont servi de repères pour le départ des entrelacs dans l’angle.

 

 

Le chapiteau de la scène de chasse au cerf

La corbeille est divisée en deux registres : le registre inférieur reçoit un décor végétal de rinceaux et de palmettes tandis que le registre supérieur présente trois personnages et un animal. Charles Lelong le décrivait ainsi : « Le registre inférieur de la corbeille est tapissé de rinceaux, plus exactement de demi-palmettes affrontées […]. Au-dessus de ces rinceaux, sans doute considérés comme l’image symbolique de la forêt, se développe en effet sur deux faces […] une scène qui se lit aisément : la chasse au cerf, thème antique très souvent repris à l’époque romane, mais traité ici de façon originale » (Lelong 1987 : 193).

Sur tout le registre inférieur de la corbeille se déroule une frise à quatre ensembles végétaux cordiformes, des motifs liés d’où jaillissent des demis-palmettes (Bordeaux 2006 : 181,183). Les palmettes et les rinceaux partent du ruban perlé, réunis par une bague décorée de billettes et de filets. Les rubans en face sud sont en revanche dépourvus d’ornement. La partie supérieure du premier motif à droite est composée de deux demi-palmettes rentrantes. Au-dessus se dresse une autre ébauche de demi-palmette qui, cette fois-ci, n’est pas issue du « cœur » du motif. Les deux demi-palmettes suivantes sont dédoublées et accolées : deux sont rentrantes et deux sont émergentes. Les feuillages sont traités en faible relief, à peine dégagés du fond du support et leur modelé est marqué par une gouttière peu profonde. Ce motif de feuillage se retrouve sur le pilier nord de la croisée du transept de l’abbatiale. Le décor végétal de la corbeille offre l’avantage double de contextualiser la scène dans une forêt et de combler le registre inférieur.

Le registre supérieur se lit de droite à gauche c’est-à-dire de la face sud vers la face ouest. Ainsi, sur la face sud, le personnage entre dans la cadre par la droite. Le fait qu’il soit à pied, son bliaud et le huchet qui lui sert à sonner l’hallali permettent de reconnaître un veneur. Il plante un couteau dans l’encolure du cerf bondissant. Charles Lelong précisait que « sur la face principale fusionnent deux épisodes habituellement séparés, la poursuite et la mise à mort : les chasseurs ne sont pas à cheval ; le cerf est tué non par une flèche ou un épieu ou une lance » (Lelong 1987 : 193). En effet, les représentations de la mise à mort de l’animal sont moins fréquentes et plus rarement encore à l’aide d’un couteau.

La face ouest est agencée selon deux axes orthonormés. L’axe horizontal délimite les feuillages ainsi que la scène historiée tandis que l’axe vertical, situé entre les deux personnages, crée une symétrie. La scène représente deux veneurs : le premier semble s’appuyer sur un bâton ou un épieu et le second paraît courir vers le nord. Les corps des deux personnages sont en torsion : les têtes et les bustes sont tournés l’un vers l’autre tandis que le bassin et les jambes sont dirigés sur les bords du cadre. L’amplification de la taille des têtes et des mains répond aux codes romans des représentations de la gestuelle. Les deux personnages se tiennent front contre front en signe de dialogue. Comme la narration se déroule sur au moins deux faces, le veneur qui pointe une direction de son index prévient certainement son comparse de la présence, peut-être même de la mise à mort, du cerf représenté sur la face sud. Il porte également sa main gauche vers sa tempe, peut-être en signe de doute, d’incompréhension ou de réticence. Charles Lelong propose une autre interprétation sensiblement différente. Selon lui, l’un des chasseurs porte la main à l’oreille pour mieux entendre ou signifier qu’il écoute le cor et se dirige vers le son de l’hallali tandis qu’il se retourne vers son compagnon pour lui indiquer la direction à suivre (Lelong 1987 : 194).

Le quatrième personnage sculpté sur l’arête assure la continuité de la narration entre les deux faces. Toutefois, son rôle n’est pas clairement établi. Charles Lelong ne savait pas comment l’interpréter : « un personnage placé à l’arête de la corbeille, bras écartés, paraît étranger à la scène : surgissant des feuillages, avec sa tête monstrueuse, faut-il y reconnaître quelque étrange divinité des bois ? » (Lelong 1987 : 194).

Une scène de chasse en contexte religieux

Au Moyen Âge, la chasse au cerf se pratique à courre et par l’aristocratie. Mais, les représentations de ce type d’épisodes dans un contexte religieux se retrouvent assez fréquemment dans les enluminures, la sculpture ou encore la peinture murale. Le thème du cerf poursuivi se rencontre, entre autres, dans les vies des saints Eustache, Gilles ou encore Hubert. Le cerf y apparaît comme le messager du Christ qui se manifeste entre ses bois à saint Eustache, permet à saint Gilles de quitter sa retraite ou indique à Dagobert l’emplacement des reliques de saint Denis. Le psaume 42 associe le cerf assoiffé à l’âme en quête de Dieu (42 : 1-11). De fait, le cerf possède un statut particulier et devient l’animal christologique par excellence. Par son sacrifice lors de sa mise à mort, il peut être comparé à la Passion du Christ. Suzanne Braun rapproche l’animal du bon chrétien qui « poussé par la sagesse, cherche à s’élever des montagnes qui symbolisent les saints, les apôtres, prophètes et même le Christ » (Braun 2003 : 44-45).

De fait, les représentations de scènes de chasse au cerf apparaissent à plusieurs reprises dans un contexte religieux, que ce soit en scène principale ou intégrée dans un bandeau encadrant un épisode narratif. Le bas-relief de l’église Saint-Georges de Chavanges dans l’Aube montre un cavalier sonnant le cor (XIIe siècle). Devant lui les chiens bondissent sur le cerf en fuite. La scène, isolée sur le mur, se détache d’un fond lisse donc sans végétation. Sur le chapiteau sculpté de l’église Saint-Aignan, située dans la commune du même nom dans le Loir-et-Cher, un centaure décoche une flèche sur un cerf, qui se plante au niveau du garrot (XIIe siècle). Des chiens entourent l’animal. La composition est assez dense par le nombre de protagonistes et d’animaux, on se passe donc d’un fond végétalisé qui aurait rendu la scène peu lisible. Comme précédemment, le cerf en fuite est poursuivi et mordu par des chiens sur le chapiteau sculpté du prieuré du Goult à La Lande-de-Goult dans l’Orne (XIIe siècle) Derrière, un cavalier sonne le cor. L’ensemble se détache d’une végétation sculptée qui évoque l’environnement forestier. Le chapiteau provenant du cloître du prieuré de Sainte-Marie-de-la-Daurade, actuellement conservé au musée des Augustins à Toulouse, figure des cavaliers entourés de chiens derrière un cerf, avec de la végétation en fond de scène (premier quart du XIIe siècle). Sur la peinture murale de l’église abbatiale Saint-Léger à Ebreuil, un cavalier sonnant de la trompe pique un cerf de sa lance (deuxième moitié du XIIe siècle). Des chiens bondissent autour de l’animal. À travers ces exemples, on observe donc des éléments récurrents dans les représentations : la présence de cavaliers, souvent sonnant le cor, et de chiens. Le cerf est en fuite, ce qui signifie que le chasseur qui le poursuit est placé derrière lui. Dans certains cas, le chasseur tire sur le cerf avec une arme de jet et plus rarement avec une lance. Enfin, le fond peut être végétalisé pour rappeler l’environnement forestier.

Ainsi, la représentation de scènes de chasse n’est pas rare dans la sculpture, la peinture et l’enluminure médiévale, mais le chapiteau historié de la crypte de Marmoutier présente une disposition originale dans le choix de la figuration de la mise à mort de l’animal avec un couteau et l’absence de cavaliers ou de chiens. Enfin, la disparition du contexte architectural et artistique dans lequel se trouvait ce chapiteau complique son interprétation. Le programme iconographique devait être complété par d’autres chapiteaux disparus et probablement un décor peint.

Bibliographie

BORDEAUX, P., "Observations sur les deux chapiteaux romans tourangeaux provenant de Cormery et de Marmoutier", Bulletin de la Société Archéologique de Touraine. 2006, 52, p. 177-184.

BRAUN, S., Le symbolisme du bestiaire médiéval sculpté, Dijon : Faton, 2003.

GILLON, P. et SAPIN, C. (dir.) Cryptes médiévales et culte des saints en Île-de-France et en Picardie, Villeneuve d’Ascq : Septentrion, 2019.

LELONG, C., L’abbatiale romane de Marmoutier (1060-1096), Bulletin monumental 1987, 145-2, p. 173-204.

LELONG, C., L’abbaye de Marmoutier, Chambray-lès-Tours : C.L.D., 1989.

LORANS, Élisabeth et Thomas CREISSEN. Marmoutier, un grand monastère ligérien : Antiquité - XIXe siècle. Orléans : Ministère de la Culture et de la Communication, 2014.

LORANS, E. et CREISSEN, T., L'apport des dernières fouilles archéologiques à la connaissance des églises abbatiales de Marmoutier antérieures à la reconstruction gothique. Hortus Artium Medievalium, 2014, vol. 20/2, pp. 532-543.

 

Pour citer cette article: BOURDIN, C., LORANS, E. et MARZAIS, A., Les chapiteaux de la crypte romane de l'abbaye de Marmoutier, [en ligne], mis en ligne le 16 juillet 2021, URL : https://rita.huma-num.fr/s/rita/page/chapiteauMarmoutier, consulté le